Refusée par plusieurs médias belges (Le Soir, La Libre, le Vif-l'Express et la RTBF), la carte blanche ou plutôt noire, écrite par le philosophe Norman Ajari, signée par une quarantaine de chercheurs et activistes internationaux, revient sur l'impunité policière liée au meurtre de Lamine Bangoura et l'articule à d'autres compartiments de la négrophobie structurelle belge.
Lamine Bangoura était un homme noir, belge, de 27 ans, d'origine guinéenne, un footballeur professionnel, vivant à Roelers, en Flandre. Le 7 mai 2018, il a été tué à son domicile, encerclé par huit agents de police.
Il y a plus d'un mois, l’opinion publique mondiale poussait un soupir de soulagement en apprenant que le meurtrier de George Floyd, l’officier Derek Chauvin, avait été reconnu coupable de tous les chefs d’accusation retenus contre lui. En revanche, le 16 mars, les juridictions d'instructions belges ont décidé de ne pas poursuivre les policiers impliqués dans la mort de M. Bangoura, écartant toute possibilité d'élucider l'affaire lors d'une audience publique.
Impunité policière
Comme c'est souvent le cas des crimes policiers dont les victimes sont des hommes de couleur, le caractère insignifiant des raisons de cette exécution a de quoi choquer. Les policiers sont venus chez M. Bangoura avec pour mission de l'expulser de la maison en raison d'arriérés de loyer s'élevant à 1 500 euros. Devant la bien compréhensible réticence du locataire chassé de sa maison, les agents ont d'abord pratiqué un étranglement afin de le neutraliser et de le faire tomber au sol. Puis ils ont eu recours à un plaquage ventral pendant qu'il était menotté. La technique même qui a tué George Floyd avait fait une autre victime.
Une vidéo tournée par un huissier montre les derniers moments de M. Bangoura : nous entendons des gémissements, des halètements d’agonie ; nous le voyons cerné, accablé et écrasé par des policiers. À contrecœur, ces derniers finissent par appeler les ambulanciers à sa rescousse. Mais Lamine Bangoura avait déjà rendu son dernier souffle lorsqu'ils parviennent sur les lieux.
Méprisés jusqu'après leur mort
La version des événements fournie par les policiers est vague et contradictoire. Ils invoquent évidemment la légitime défense, mais rien ne corrobore cette interprétation. L'idée qu'un homme noir est si dangereux et maléfique que même couché par terre, les mains et les chevilles liées, il pourrait représenter une menace vitale pour les agents de police formés ne semble crédible qu’aux procureurs belges. Une interprétation différente mais tout aussi aberrante est que M. Bangoura se serait étranglé tout seul, que son corps se serait autodétruit.
Brutalisées de leur vivant, les victimes des meurtres de la police sont méprisées après leur mort. La police belge a décidé de traiter le corps de M. Bangoura comme sa propriété, interdisant son rapatriement en Afrique. À ce jour, le cadavre est toujours stocké dans une morgue à la demande des autorités et chaque jour qu’il y passe ajoute quelques 25 euros à une facture astronomique que la famille est condamnée à payer pour récupérer le droit d'enterrer son être cher. L'État traite M. Bangoura comme un véhicule enlevé accumulant des frais de fourrière, et l'utilise pour faire chanter la famille.
Lamine Bangoura est le George Floyd belge
M. Bangoura a perdu la vie dans des circonstances très similaires à celles de M. Floyd. Mais son tourment a suscité beaucoup moins d'indignation et a obtenu beaucoup moins de couverture médiatique. La Belgique – à l’image d'autres sociétés civiles européennes – aime considérer la brutalité policière et la violence contre les Noirs comme un problème américain et ferme les yeux sur sa propre histoire déplorable de négrophobie atavique et son penchant pour la déshumanisation raciale.
On préfère ignorer que dans le monde entier, l’histoire du Congo belge symbolise le sommet de la férocité coloniale. La soif insatiable du profit, le déchaînement des pulsions meurtrières et sadiques étaient au cœur du régime génocidaire, mutilateur et tortionnaire de Léopold II. Nous sommes sommés de croire que ces démons obscènes auraient disparu comme par enchantement à la date de la célébration de l'indépendance congolaise. Des cas comme celui de M. Bangoura prouvent qu’il n’en est rien. La négrophobie coloniale soutient toujours le narcissisme et l’identité belges.
Négrophobie institutionnelle
C’est pourquoi, dans tout le pays, des communes continuent de célébrer des carnavals dont le point culminant consiste en des acteurs blancs défilant le visage peint de noir (Blackface), imitant des Africains sauvages, fous, exubérants et effrayants pour divertir riverains et touristes. Sous l’apparence d'un jeu innocent, d'une fête ou d'une performance théâtrale, les caricatures inhumaines héritées du passé colonial sont conservées et célébrées. À travers elles, la jeunesse belge est socialisée pour considérer les Noirs comme des êtres inférieurs.
L'hostilité envers les Noirs est systématique et institutionnelle. Les Belges d'origine burundaise, congolaise et rwandaise sont statistiquement plus éduqués que le citoyen moyen. Néanmoins, leur taux de chômage est quatre fois supérieur à la moyenne nationale et plus de la moitié des travailleurs noirs occupent un emploi inférieur à leurs qualifications.
Rompre le silence
Contrairement à celle de George Floyd, la famille de Lamine Bangoura n’a reçu aucune compensation financière. Bien au contraire : la rétention du corps du jeune homme menace de les plonger dans spirale de la dette. En août 2021, le montant dû dépassera les 30 000 euros. Même si le changement profond auquel nous aspirons n'est pas pour aujourd'hui, la condamnation de Derek Chauvin nous a montré qu’un engagement politique populaire peut susciter la justice et le soulagement des proches de la victime.
Mais ne nous leurrons pas : l’immensité de la protestation transnationale contre la mort de M. Floyd contraste avec la petitesse des résultats. Justice a été rendue, mais notre accoutumance à l'iniquité est si profonde que des millions de Noirs du monde entier ont sauté de surprise lorsque le verdict a été annoncé. C’est dire à quel point notre situation est fragile et précaire.
Le moment est venu de rompre le silence. Les Belges noirs et autres Belges de couleur doivent savoir qu'ils ne sont pas seuls face aux inégalités auxquelles ils sont confrontés au quotidien. La conscience diasporique, panafricaine et anticoloniale est réelle et bien vivante. Tant qu'il y aura des victimes de lynchages d’État ; tant que les Noirs seront caricaturés et ridiculisés pour le divertissement des blancs ; tant qu'ils seront confrontés à une discrimination systématique, nous dirons la vérité au pouvoir. Pour Lamine Bangoura, pour sa famille, justice doit être faite.
Signataires :
Lewis R. Gordon, Université du Connecticut (États-Unis)
Tommy J. Curry, Université d’Édimbourg (Royaume-Uni)
George Ciccariello-Maher, Vassar College (États-Unis)
Mohamed Amine Brahimi, Columbia University (États-Unis)
Kelly Gillespie, University of the Western Cape (Afrique du Sud)
Michael Sawyer, University of Pittsburg (États-Unis)
Silvia Federici, Brooklyn, N.Y (États-Unis)
Hatem Bazian, University of California, Berkeley et directeur exécutif du Islamophobia Studies Center (États-Unis)
Isabelle Stengers, philosopher of science, ULB (Belgique)
Christine Delphy, CNRS (France)
Aamir Mufti, University of California, Los Angeles (États-Unis)
Paola Bacchetta, University of California, Berkeley (États-Unis)
François Cusset, Université de Nanterre (France)
Geneviève Rail, Concordia University (Canada)
Pierrette Herzberger-Fofana, députée européenne (Allemagne/Les Verts)
Mehdi Meftah, Parti des Indigènes de la République (France)
Mitchell Esajas, New Urban Collective & The Black Archives (Pays-Bas)
Sandew Hira, International Institute for Scientific Research (Pays-Bas)
Amal Bentounsi, fondatrice du collectif Urgence notre police assassine (France)
Houria Bouteldja, militante décoloniale et membre du Decolonial International Network (France)
Youssef Boussoumah, militant décolonial et membre du Decolonial International Network (France)
M'Baïreh Lisette, Decolonial activist (France)
Franco Lollia,, porte-parole de la Brigade Anti-Négrophobie (France)
Yssa Diara. membre de la Brigade Anti-Négrophobie (France)
Aymar Nyenyezi Bisoka, Sociologue et Anthropologue, UMons (Belgique)
Nilton Mascarenhas, Plataforma Gueto, Lisbon (Portugal)
Soraya El Kahlaou, Ghent University (Belgique)
Mireille Fanon Mendès-France, Frantz Fanon Foundation (France)
Françoise Vergès, historienne, politologue et féministe décoloniale (France)
Kasidi Makasi Makilutila, militant panafricain (Belgique)
Nordine Saidi, co-fondateur de Bruxelles-Panthères (Belgique)
Mouhad Reghif, porte-parole de Bruxelles-Panthères (Belgique)
Ramón Grosfoguel, University of California, Berkeley (Etats-Unis)
Véronique Clette-Gakuba, sociologue, ULB (Belgique)
Eric Niyibizi Cyuzuzo, activiste décolonial (Belgique)
Landry Kalla Mballe, militant panafricain (Belgique)
Khadija Senhadji, militante décoloniale (Belgique)
François Makanga, acteur et activiste décolonial (Belgique)
Anas Amara, militant décolonial (Belgique)
Aline Bosuma W.B., anthropologue (Belgique)
Nicholas Lewis, Auteur/Journaliste (Belgique)
David Jamar, sociologue (Belgique)
Organisations :
Bruxelles-Panthères (Belgique)
Brigade Anti-Négrophobie (France)
Change ASBL (Belgique)
New Urban Collective & The Black Archives (Pays-Bas)
Kale Amenge-Roma Decolonial Movement (Espagne)
Plataforma Gueto (Portugal)
Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network (Grande-Bretagne)
Pour une dignité politique (Québec, Canada)
Parti des Indigènes de la République (France)
Frantz Fanon Foundation (France)