Plus de 3 ans que le corps de Lamine Bangoura est détenu dans une morgue bruxelloise. La famille a pourtant tout tenté pour se voir restituer leur fils, mortellement asphyxié par la police en 2018. Rien n’y fait. Séquestration et mépris négrophobes se poursuivent. Après un méticuleux travail de recherches, Le Comité Justice pour Lamine a listé six obstacles qui empêchent la famille Bangoura de faire son deuil... Cité24 vous les révèle en exclusivité.

Lamine Moïse Bangoura a été étouffé par huit policiers, le 7 mai 2018, à Roulers. Dans des conditions similaires à celles du meurtre policier de George Floyd, mais deux ans avant celui-ci. En 2021, trois ans après les faits, le corps de Lamine n’a toujours pas été enterré ! Il est détenu dans un frigo des Funérailles islamiques Benhammou, situé dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean.

Le gérant de cette entreprise, Zakaria Benhammou, réclame aux parents Bangoura le règlement des frais de conservation du corps pour ces trois dernières années. Soit un montant de près de 30.000 € [précisément 25 € par jour s'élevant aujourd'hui à 28.275 €] ... Une somme que les Bangoura ne sont pas tenus de payer depuis qu'ils ont légalement renoncé aux droits de succession de Lamine. Acte notarié et mise en demeure de leur avocat faisant foi. Au lieu de libérer le corps et se tourner vers l'organisme étatique compétent, Benhammou continue d’exiger la somme faramineuse aux Bangoura, tout en ne répondant plus à leurs appels téléphoniques depuis deux mois...  

Dans l’intervalle, deux « non-lieu » ont été prononcés par les juridictions d'instruction, de Courtrai et de Gand, dans la procédure lancée par la famille contre les huit policiers. Des décisions qui ont « blanchi » ces derniers et ont anéantit la tenue d’un procès en Correctionnelle. Or, seul celui-ci aurait pu éclairer les zones d’ombres qui entachent ce dossier, selon l’expression utilisée dans Le Soir par Daniel de Beer, juriste et professeur émérite de la Faculté de droit de l’Université Saint-Louis. En effet, un procès aurait pu mettre en pleine lumière et confirmer les mensonges policiers qui parsèment « l’affaire Lamine Bangoura ». Les parents ont annoncé leur volonté de saisir la Cour Européenne de Justice.  

Pour autant, le sort post mortem réservé au corps de Lamine ne relève pas d’une suite de coïncidences malheureuses. Cette séquestration témoigne de la déshumanisation du sujet afro-descendant jusque dans l’après-mort. En voici la chronologie en six actes. 

Acte I : mettre la famille à distance (policière) du corps.

Le lendemain du décès de Lamine, sur la route de l’hôpital de Bruges, la famille reçoit un coup de téléphone de la police. Celle-ci cherche à savoir combien de personnes viendront se recueillir auprès de Lamine ? Ce jour-là, à l’hôpital, l’encadrement policier tente d’annihiler les forces psychologiques de cette famille afro-descendante.

Sur le site hospitalier, père, mère, frères et sœurs ne peuvent voir que le visage de Lamine. Le corps du jeune homme de 27 ans se trouve dans un sac, sous scellés. Sur son visage, la famille observe des égratignures un peu partout, sur le front, le menton et… du sang qui coule derrière l’une de ses oreilles. Mais interdiction est faite à la famille de toucher le corps. Elle ne peut ni l’embrasser, ni le laver, ni l’habiller. Jusqu’à aujourd’hui, la famille Bangoura n’a jamais pu voir entièrement le corps de leur fils décédé.

La seconde visite, le 9 mai 2018, est encore plus traumatisante. La sœur et la mère de Lamine n’ont même pas accès à la dépouille. Au motif qu’elles ont refusé de céder à l’injonction indigne d’avoir à décliner identité et âge pour pouvoir entrer dans la chambre où se trouvait le corps. Ce deuxième jour, après les faits, les Funérailles Benhammou sont également  présentes dans l’hôpital brugeois. Objectif : récupérer le corps. Les deux femmes de la famille Bangoura sont sommées de quitter les lieux. Pressées en cela par Zakaria Benhammou : «  Il faut sortir ! Tant que vous êtes là, ils ne vont pas me laisser libérer le corps ». « Ils », ce sont les policiers présents en surnombre.

Le gérant des pompes funèbres confiera qu’il n’a jamais vu autant de policiers entourant le corps d’un défunt. C’est escorté par la police que le cadavre de Lamine sera transféré sur Bruxelles et entreposé dans la morgue molenbeekoise. Plus tard, la famille Bangoura apprendra, de la bouche de Benhammou, que Lamine était toujours vêtu du même short qu’il portait le jour où les 8 policiers se sont rendus à son domicile et l’ont tué...

Tenir la famille à distance semble faire partie d’un dispositif plus large mis en place pour organiser la confiscation étatique du corps de Lamine. Comment peut-on comprendre autrement que des policiers en uniforme demandent à une mère qui vient de perdre son fils, dans des conditions effroyables, de décliner sa pièce d’identité pour être autorisée à le voir dans l’enceinte d'un hôpital ? Même mort, Lamine Bangoura semble continuer à représenter un danger. Il s’agit de séparer son corps-défunt de tout ce qu’il le rattache au vivant, de le renvoyer à la mort-macabre, à la mort-crue.

Acte II : empêcher que le corps n’échappe à la justice blanche

Le lendemain du transfert, la famille Bangoura se rend à la morgue bruxelloise dans l’espoir de pouvoir se recueillir auprès du défunt. La réponse du gérant de la morgue de Molenbeek est lourde de sens : « Je ne veux pas vous voir chez moi ! » ; « C’est moi qui vais venir chez vous » ; « Je ne veux pas avoir de problèmes avec la police ». Zakaria Benhammou ajoute qu’il est disposé à s’occuper de l’enterrement mais qu’il n’est pas autorisé à ouvrir le cercueil. Un P-V le lui interdit ; le corps de Lamine étant toujours sous scellés. S’il y contrevient, il risque 6 mois à 2 ans de prison. Pour preuve de sa bonne foi, Benhammou montre le document judiciaire à la famille Bangoura.

A l’analyse de cette séquence, il semble clair qu’une pression juridico-policière s’exerce contre la société de pompes funèbres afin qu’elle agisse en agent de l’Etat. Il lui est donc demandé d’enterrer Lamine sans que sa famille n’ait pu voir le corps...

Le 15 mai 2018, la famille reçoit un courrier du juge d’instruction en charge de l’enquête. Celui-ci leur refuse le droit d’enterrer le corps en Guinée-Conakry, comme elle le souhaitait. Motif ? La loi prévoit que, tant qu’une procédure n’est pas terminée, le corps du défunt doit rester sur le territoire belge. « Cela s’applique à toutes les familles dans cette situation », renchérit UNIA, le Centre interfédéral belge pour l’Egalité des chances et contre la Discrimination. Une institution interpellée par la famille Bangoura pour l’interroger sur une éventuelle décision discriminatoire. 

Or, nous savons aujourd’hui que, si Ibrahima Barrie a été enterré en Belgique, il n'en fût pas de même pour Ilyes Abeddou, enterré en Algérie. Ces deux autres cas de mort suspecte, survenus tous deux dans des commissariats bruxellois, les 9 et 19 janvier 2021, et pour lesquels… les instructions sont  toujours en cours !

En réalité, l’interdiction d’une inhumation en Guinée faite aux  Bangoura éclaire les contours d’un dispositif de mainmise judiciaire sur le corps de Lamine. En Guinée, la famille aurait pu reprendre possession des rites funéraires importants comme de la dépouille de leur fils. A la place, s’est imposée « la nécessité » pour les agents de l’Etat d’enterrer le crime en passant par la confiscation du corps.   

Enfin, le gérant des pompes funèbres reçoit, à plusieurs reprises, des appels téléphoniques policiers s’enquérant de savoir si le corps de Lamine a bien été enterré ? Non ! La famille Bangoura s’y refuse. Parce qu’elle n’a pas reçu les résultats complets de l’autopsie - il faudra 8 longs mois pour qu’elle les obtienne. Parce qu’il est demandé à un « agent de l’Etat » d’enterrer Lamine précipitamment, sans qu’elle n’ait pu voir le corps dans son cercueil ni examiner les résultats de l’autopsie. Dans ces conditions invraisemblables, la famille Bangoura a estimé ne pas pouvoir procéder dignement à l’inhumation de leur fils.

Acte III : créer les conditions d’un endettement

Ici, intervient le rôle des CPAS de Roulers et de Willebroek dans les rouages institutionnels qui ont contribué au maintien du corps de Lamine à la morgue. La famille Bangoura a introduit une demande d’aide financière à la sécurité sociale pour payer les frais de conservation à la morgue. Mais le CPAS de Roulers (commune où Lamine était domicilié) et le CPAS de Willebroek (commune de domiciliation des parents) se renvoient la balle. En décembre 2018, il est question que le CPAS de Willebroek intervienne dans la totalité des frais de funérarium.

Il faudra quasiment trois mois, jusque fin février 2019, pour que la famille apprenne que le CPAS de Willebroek se refuse, finalement, à intervenir financièrement. Dans leur lettre de refus, les fonctionnaires « neutres » de service public précisent que la famille peut, « si elle le souhaite, introduire un recours.»

Pourquoi ces deux CPAS refusent-ils d’intervenir dans les frais de morgue ? Aucune réponse à cette question à ce jour. A cela, s’ajoute une durée particulièrement longue pour obtenir coordination et réponse de la part de ces deux services publics. Pendant ce temps, les frais de morgue - conséquence du refus d’enterrement, de l’impossibilité de voir le corps comme d'obtenir les résultats d’autopsie - augmentent quotidiennement. A raison de 25 € par jour ! Cette situation plonge la famille Bangoura dans une spirale d’endettement autour du corps de Lamine.

Acte IV : entretenir la dette

De refus en refus, la facture des pompes funèbres s’élève à environ 8000 € dans le courant de l’année 2019. La famille parvient à réunir un tiers de la somme. Néanmoins, pour le solde, Zakaria Benhammou exige un paiement par tranches que les Bangoura ne peuvent se permettre financièrement.

Du reste, l’ancien et premier avocat de la famille Bangoura, Me Tom Noyer, va jouer un rôle de dissuasion éminemment suspect. Celui-ci leur conseille de ne pas régler les frais de morgue. « Ce n’est pas à vous de payer cette facture », dit-il. L’avocat agite l’obligation d’avoir à prendre en charge toutes les dettes de Lamine. Un risque dont il n’a pas mesuré l’étendue réelle : « Si vous payez cette facture, juridiquement, cela signifie que vous acceptez l’héritage de Lamine et devrez alors prendre en charge toutes ses dettes ». Et Tom noyer d’adresser un courrier menaçant au gérant des pompes funèbres de Molenbeek pour lui ordonner de cesser tout contact avec la famille Bangoura.

Pendant ce temps-là, les coûts de conservation du corps augmentent ; ce qui constitue alors la principale dette de Lamine. L’avocat était engagé dans une autre idée de négociation auprès de la famille. Une « négo » aux allures de chantage. Soit obtenir la libération-restitution du corps en échange de l’abandon de leur procédure judiciaire contre les 8 policiers impliqués...

Acte V : le corps-otage contre l’exigence de Justice

En juin 2019, Tom Noyer annonce « une bonne nouvelle » à la famille Bangoura : « Des médiateurs vont se réunir avec vous et avec la police pour convenir des modalités de paiement des frais de morgue ». Deux séances de médiation ont lieu. L’une à Courtrai ; l’autre à Malines. Y étaient présents la famille Bangoura, deux médiateurs et des agents judiciaires. Le dispositif mis en place semble vouloir trouver un compromis entre les deux parties afin d’évaluer les dommages subis et de convenir d’une indemnisation.

Cette proposition, brandie comme une promesse, vient alors créer l’illusion que les policiers engagent leur responsabilité dans la mort de Lamine... Au sujet des frais de conservation du corps, il est envisagé que les policiers prendraient en charge les frais de morgue à partir du décès de Lamine [7 mai 2018] jusqu’à la clôture du dossier d’instruction ; tandis que la famille Bangoura paierait la suite des frais de conservation. De leur côté, les CPAS de Roulers et de Willebroek accepteraient de financer les frais de funérailles à condition que Lamine soit enterré sur l’un des territoires communaux couverts par ces deux services sociaux.       

Après analyse, ce qui s’est joué dans le cadre de cette étrange « médiation » a tout du chantage : un arrangement destiné à éviter une médiatisation de l’affaire et le renvoi des policiers impliqués en Correctionnelle.

Fort heureusement, la famille Bangoura a contesté la validité de ce dispositif. Notamment parce qu’aucun des huit policiers ne s’est présenté lors des deux séances de médiation. La décision de la famille de poursuivre son combat judiciaire - en interjetant appel du premier « non-lieu » -  a mis fin à cette « médiation » ; ou plutôt, à cette tentative d’enfouissement d’actes meurtriers policiers.

A ce moment-là, cela fait deux ans que le corps de Lamine n’est toujours pas enterré. En juin 2020, la facture de la morgue s’élève à 20.000 €…

Cette dette est à la fois illégitime et odieuse ! C'est une fiction édifiée par les coups de pression judiciaires pour empêcher de faire remonter des actes policiers jusqu’au Tribunal correctionnel. Son montant démesuré, qui s’auto-alimente sans fin, cherche à créer la sidération ; à faire en sorte que les efforts de la famille soient concentrés sur la recherche d’une solution financière. Pour mieux empêcher la recherche de la vérité autour des circonstances de la mort de Lamine Bangoura.

Acte VI : la séquestration funéraire ou le rôle de la négrophobie ordinaire

Aujourd’hui, trois ans après la mort de Lamine, le montant pour récupérer son corps va bientôt dépasser les 30.000 €. Les pompes funèbres molenbeekoises n’en démordent pas : cette somme est due par la famille. Or, la famille Bangoura a fini par devoir renoncer aux droits de succession ; ce qui signifie qu’ils ne sont plus les héritiers légaux de Lamine. Dès lors, ils ne sont plus redevables des 28.275 € actuels (une somme qui, juridiquement, appartient au défunt). Pour autant, le gérant de la morgue refuse d'interpeller l’Etat, seule instance à laquelle il est en droit de réclamer son « dû ».

Maillon fragile d’un rouage négrophobe - celui du meurtre et de son blanchiment -, le gérant des Funérailles Benhammou en fait aussi pleinement partie. Placé en bout de chaîne d’une machine négrophobe, menacé et mis sous pression par des agents de l’Etat, mais aussi sous l’appât du gain, il lui est devenu impossible, semble-t-il, de ne pas réclamer une somme exorbitante à la famille.

Les propos de cet homme sont infâmes et intensément injurieux, car ceux-ci prolongent la négrophobie que les instances judiciaires exhalent dans leur « non-lieu », leurs demi-mots, et leur silence. Plutôt que de se tourner vers l’Etat, comme le lui a conseillé l’avocat de la famille Bangoura, Me Alexis Deswaef, pour récupérer ses 30.000 deniers, Zakaria Benhammou déborde désormais d’une négrophobie dont l’étendue semble sans limite.

Pour preuve, ses dires : « La famille Bangoura a abandonné son fils à la morgue ; ils ne veulent pas l’enterrer ; ils essaient de se faire de l’argent ; ils ont attendu de recevoir un dédommagement de la police. » Voilà les « arguments » du litige actuel. Sur une dette illégitime produite comme une arme de destruction des capacités d’action juridique de la famille Bangoura ! Et c’est pour cela que Zakaria Benhammou se sent le droit de séquestrer le corps de Lamine, malgré les démarches entreprises et les mises en demeure envoyées.

Pour lire l'analyse intégrale du Comité Justice pour Lamine Bangoura, cliquez ici : https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/140621/stop-la-sequestration-du-corps-de-lamine-bangoura