Le mercredi 23 janvier 2002, 14h45, à Schaerbeek, dans le quartier Helmet, Karim Cheffou, alors âgé de 23 ans, a été sauvagement abattu par neuf projectiles tirés par 10 agents de l'unité centrale DSU. Isolé dans un véhicule encerclé par une armada de huit tueurs à gage prêts à en découdre, Karim Cheffou était condamné à suivre les sentiers battus des mémoires arrachées par l'activité meurtrière de la police belge.

Rejoignant ainsi le temps brisé de ceux qui ont été avalés par la machine à spectre policière, Karim Cheffou, terrassé, est inscrit à son corps défendant dans cette liste indéterminée et indéterminable de personnes assassinées sous le joug policier. Depuis le 19 novembre 1971 et la tragique mise à mort policière de Romain Cools, des luttes activant un devoir de mémorisation politique des violences policières ont pu naître. Durant des décennies, des familles meurtries et hantées par la construction mythomane du souvenir policier ont dû batailler sans relâche pour maintenir vive la mémoire dont la perte est organisée par le bastion police-justice-parquet.

Ce combat d’opposition, devenu le passage obligé pour toutes les familles dépossédées de leurs frères, sœurs, pères, mères, révèle au combien les luttes d'abattage des violences policières sont des luttes galvanisées par un sentiment de vie extrême. Dans le cas qui nous intéresse, la famille Cheffou, n'a eu de cesse de faire exister l'expérience de vie de Karim en s'évertuant, pas à pas, à suivre ses conseils et ses mots. Fayçal, frère de Karim Cheffou rappelle qu'il n'était pas le truand récidiviste naturellement construit par la trame narrative médiatico-policière, dont le blanc-seing du parquet ne permet de retenir que son supposé pedigree dangereux.

Ce pedigree, étalé sur des pages dans toutes les presses locales, a marqué de manière indélébile le parcours de la famille Cheffou d'un sceau criminel incontournable. Après avoir été tué, selon la juge d’instruction Cécile Florival, pour sa « conduite méchante au volant », l’évocation du souvenir de Karim était devenue un fardeau éternel pour toutes les personnes qui l’avaient côtoyé. Ainsi, réfutant toute tentative visant à générer un sentiment de honte et de peur lié à l'association avec le souvenir de son frère, Fayçal et sa famille luttent pour que Karim soit reconnu comme une victime à part entière de l'action criminelle de la police.

Une mémoire politique spoliée et instrumentalisée

De la même façon, ils s'opposent fermement à l'inscription du nom de Karim dans la liste recensant les personnes tuées par la police, considérant que cette liste reflète une mémoire de type policier. Pour exposer les limites de cette mémoire policière contre laquelle ils s'opposent, Fayçal décide de revenir sur une escarmouche éthique qu'il a eue avec les organisateurs de la Journée Internationale de Lutte contre les Violences Policières, qui a lieu tous les 15 mars. Fayçal a vu le nom de son frère affiché sur des pancartes par des personnes qui n'avaient ni repères, ni connaissance du dossier.

Désireux de rappeler l’expérience singulière du dossier de son frère, Fayçal a tout simplement été empêché par l’avant-garde de la cause des violences policières, sous prétexte qu’il n’était pas reconnu comme une famille de victimes. Spolié mais déterminé à imposer la mémoire politique de son frère, Fayçal a pris la parole en rappelant avec force que les familles ne sont pas des pantomimes sous le joug de la mémoire policière réactivée par les militants. « Je ne laisserai personne instrumentaliser la mort de mon frère, car parmi ces militant existent des charognards qui tentent de nous récupérer sans vergogne ! ».

À cette mémoire policière qui réduit la condition d'expérience de vie des personnes tuées à peau de chagrin, il oppose une mémoire de type politique à construire. Pour Fayçal Cheffou et sa famille, il est essentiel de générer des perspectives de renforcement des capacités judiciaires des familles hantées par l'activité mythomane de la police. Contre-enquête à charge de la police, sollicitation de devoirs d'enquête complémentaires, une multitude d'actes travaillés à partir de cette politisation de la mémoire qui permet de réparer « les lacunes laissées en nous par les secrets des autres ».

Un travail de contre-enquête pour le devenir de son frère

Dans le contexte singulier de l'affaire Karim Cheffou, Fayçal, qui était alors âgé de 16 ans, a mené une contre-enquête visant à reconstruire les coordonnées de lieu et de temps de l'information qui était en cours. Recueillant les témoignages des Schaerbeekois présents au moment du crime de lèse-policier, Fayçal était arrivé à la conclusion, sur la base de ces informations, que les policiers avaient totalement recomposé la scène de crime.

En effet, d'après une voisine qui vivait en face de la scène, les policiers de la DSU ont administré un périmètre de perquisition avant même que Karim ne se présente à son appartement. Quelques heures avant son passage, une unité centrale de la DSU composée de 10 agents a complètement quadrillé le quartier. Des snipers étaient disséminés aux abords de son domicile et attendaient l'arrivée de celui qui était dorénavant destiné à mourir.

Une heure plus tard, Karim arrive et se gare à proximité de l’église de la sainte-famille en face de son appartement situé au 151, Avenue Huart-Hamoir. Un tireur d'élite qui était dissimulé juste en face, visait, selon la témoin, à hauteur de l'appartement de Karim. Au moment où il se gare, 3 policiers déboulent rapidement et tapent violemment son capot en beuglant des injonctions incompréhensibles.

Double effacement du souvenir de Karim Cheffou

Karim, prenant conscience qu'il est pris en étau par un dispositif policier de grande envergure, tente la fuite mais est stoppé net par une première rafale de tir. La rafale brise la vitre arrière de sa voiture, transformée en lambeaux par les tirs de l'escadron policier. Un véritable acharnement qui n'a tout simplement laissé aucune chance de survie à Karim Cheffou. Selon la témoin, sa voiture a terminé quelques 20 mètres plus loin, bigornée par un poteau de signalisation. Karim, à l’intérieur du véhicule, est mort sur le coup. Informée par un cousin qui vivait dans le même appartement que Karim, sa famille endeuillée décide d'envoyer le petit frère sur place pour vérifier ses dires.

Fayçal prend alors la route en direction de la maison de son frère, accompagné dans son périple par un membre de sa famille plus âgé. Une fois sur place, ils découvrent la présence d'un important dispositif policier, médical, journalistique et judiciaire. Fayçal, habitué à évoluer dans les réseaux médiatiques en raison de sa passion grandissante pour la radio, décide de se frayer un chemin parmi toutes ces personnes et d'écouter attentivement ce qui se dit. Le procureur Jos Colpin, chargé de diligenter les premiers moments de l'enquête est présent sur place et accorde aux journalistes une communication qui efface le droit de cité du nouvellement désigné C.K.

Il présente celui dont l'existence vient d'être doublement effacée comme un véritable criminel multirécidiviste dont personne n'allait peiner la mort. Fayçal, témoin de cette présentation sordide de son frère réduit à l'état de chair en miettes, prend la parole devant les témoins pour s'assurer que le nom et le prénom de son frère ne soient jamais effacés. Il adresse alors la question suivante au magistrat Jos Colpin, « Monsieur le procureur, vous parlez bien de Karim Cheffou ? ».

"Finalement, il est mort comme un chien“

Un policier dans le véhicule qui ramène Fayçal.

Pris de panique à l'écoute de cette question, les policiers qui avaient effacé toute trace d'humanité à Karim venaient de tomber sur le petit frère, qui instaurait par sa présence un point de repère mnésique qu'il fallait absolument supprimer. Fayçal est introduit dans le cordon policier entourant le corps émietté de son défunt frère et emmené pour assister à son déplacement.

Dévasté à la vue de son frère perforé par les balles de calibre 9mm, les agents lui font rapidement quitter la scène de crime. Lui proposant de le ramener chez lui, les policiers, dans la voiture, se lancent dans de viles diatribes attaquant la mémoire de Karim et légitimant de fait l'extrême violence de cette intervention policière: « Finalement, il est mort comme un chien », disaient-ils.

Arrivé au domicile familial, Fayçal, devenu les yeux et les oreilles de toute sa famille restée chez elle, raconte tout ce qu'il avait vu et entendu, devenant à l’occasion de ce funeste destin, le dernier souvenir durable qui continuerait à faire exister la mémoire sensible de Karim Cheffou. Deux jours plus tard, après un deuil loin d'être consommé, Fayçal est encouragé par sa mère à retourner sur les lieux du crime pour essayer de reconstituer ce qu’il restait des éléments d'information pouvant permettre de construire la chronologie précise des événements.

"Ils m'ont dit que si je parlais, ils allaient me pourrir la vie"

La témoin occulaire de la mort de Karim.

Ne comprenant pas tout à fait ce qui lui était demandé et rempli de nombreuses interrogations, il finit par accepter. Il se rend sur place sans réellement savoir ce qu'il va y découvrir et rencontre une dame qui se présente comme une voisine ayant connu son frère. Elle affirme avoir été témoin de toute la scène et souhaite fournir à Fayçal tous les détails dont elle se rappelle, dans l’espoir que son souvenir contribue à écrire le possible d’une justice.

C'est ainsi que Fayçal note tous les éléments d'information fournis par la voisine et les transmet à sa mère, qui immédiatement après en informe leur avocat. Celui-ci demande à pouvoir contacter directement cette femme pour qu'elle puisse être auditionnée dans le cadre de la mise à l’information en cours.

Quelque peu prise au dépourvu, la voisine informe l'avocat qu'elle ne témoignera pas dans le cadre de la procédure judiciaire. Agacé, Fayçal décide de retourner sur place pour finalement découvrir la vérité. Il y retrouve la femme en plein déménagement, qui lui révèle avoir été victime de menaces répétées de la part des agents de police qui ont participé à la mise à mort de son frère. Elle finit par lui présenter ses condoléances et ses excuses et l’informe qu’elle n’interviendra pas dans le dossier pénal. « Ils m'ont dit que si je parlais, ils allaient me pourrir la vie et comme vous le savez, ils en ont le pouvoir ». Elle lui explique aussi qu’elle n’a pas été la seule à avoir été victime de menaces mais que tous les autres voisins ont subi exactement les mêmes agissements.

Karim n'a pas écrasé le pied du policier !

Par la suite et durant des semaines qui semblaient interminables pour la famille, la mise à l’information est dépravée par les refus répétés des agents de la DSU qui ont refusé, malgré l’insistance du parquet, de se soumettre au cadre de l’enquête en cours. Bien que contraint par la procédure, le parquet a dû lourdement insister pour obtenir des cinq ex-gendarmes impliqués au premier degré dans la mise à mort de Karim, qu’ils acceptent de remettre les armes utilisées.

Selon les informations recueillies par le journaliste Gilbert Dupont, les policiers n’avaient subi aucune prise de sang au moment de la tenue de l’enquête. Ils n’ont jamais été isolés avant les auditions et ont donc pu profiter des débriefings opérationnels pour accorder leurs versions. Les premiers éléments révélés par les auditions et les procès-verbaux versés à l’information évoquaient entre autres le fait que Karim aurait roulé sur le pied d’un des agents de la DSU.

Un légiste, Paul Van Kerkem, a examiné le pied du gendarme et ses conclusions restent sans appel. Il est impossible que la voiture de Karim Cheffou ait pu écraser le pied du policier, eu égard à son état. Pour finir, l’instruction assurée en chambre du conseil n’a jamais formulé la moindre responsabilité pénale des policiers dans le chef de leurs actions. Les préventions initialement portées, qui auraient dû, à la suite de l'enquête, mettre en lumière le caractère illégitime et disproportionné de l'intervention policière, ont été abandonnées, conduisant finalement à un non-lieu. Karim Cheffou a été condamné par l’action créatrice de la mémoire policière.

La mémoire policière vs la mémoire politique des familles

Une vie de famille brisée qui n’a jamais vraiment pu se reconstruire. Un accès au dossier rendu impossible par un avocat, Bruno Dayez, qui profitant de la précarité langagière des parents et de la jeunesse des frères et sœurs, devenait le seul métronome d’une affaire qui était avant tout l’histoire d’une fratrie dépossédée. Une scène reconstituée pour l’évidence naturelle de l’irresponsabilité policière. Des témoins à charge de la police qui sont rendus silencieux et menacés de leur « pourrir la vie ».

Un jeune homme de 23 ans tué pour « conduite méchante ayant entraîné la mise en danger de la vie de policiers ». Ces dispositifs et tant d’autres sont les sources motrices de cette mémoire policière à l'œuvre. Procès-verbal circonstancié à charge de la victime, débriefing opérationnel, pression sur les principaux témoins, la manipulation de l'opinion publique par le biais des médias, qualification pénale de la scène de crime, ces actions qui ne sont jamais le résultat d’une pure structure policière, sont les modalités par lesquelles l’impunité peut et devrait se reproduire. Elles peuvent émaner du chef des avocats qui patientent, attendant que la mise à l’information suive son cours avant d’intervenir. Elles peuvent relever de la responsabilité des militants qui refusent politiquement d’intervenir dans les limites internes des enquêtes. Elles relèvent de la responsabilité des parquets qui jouent systématiquement un rôle d'architecte dans la formation des préventions, déterminant le volume de peines requises contre les victimes, souvent en collaboration avec des journalistes complaisants liés au pouvoir judiciaire.

Dans ce dialogue liant traitement activiste et expertise familiale, partant des limbes de l'affaire de Karim Cheffou, nous avons cherché à proposer une distinction entre une mémoire policière qui fait agir une pluralité d'acteurs souvent tributaires d'agendas visiblement différés, et une mémoire politique portée par la nécessaire volonté de croire en la justice.

La lutte active contre les violences policières est vitale

Régulièrement dépeintes par une partie des militants de la cause des violences policières comme étant trop naïves car elles pousseraient la croyance en cette justice à l'extrême, les familles nous prouvent, dans cette analyse mettant en confrontation mémoire policière et mémoire politique, qu'il existe un domaine pratique permettant de défaire la naturalisation des violences policières racistes.

Contre-enquête, travail d'interpellation des conseils de police, mise en responsabilité des avocats dans le travail de suivi des affaires, demande d'accès immédiat au dossier, un appareillage divers qu'il nous faudra étoffer pour renforcer le champ de pouvoir de cette mémoire politique comme réponse à cette impunité policière devenue inaliénable. 

L'obligation de revenir sur ce récit découle d'une histoire familiale marquée à jamais par le fer rouge de l'islamophobie, dérivée de la mise à mort de Karim. Plus tard, Fayçal Cheffou sera pris pour cible dans le contexte des attentats de Bruxelles et sera injustement accusé d'en être l'un des principaux commanditaires. Le lien entre cette mort et le destin tracé par la machine islamophobe pour Fayçal n'est pas le fruit d'un simple hasard, mais résulte d'un long processus de criminalisation entravant la vie des personnes issues de l'immigration post-coloniale. Aujourd'hui, plus que jamais, la nécessité de démanteler cette machine de guerre islamophobe, créatrice de ligne de continuité indépassable, est fondamentale pour permettre aux familles de se réparer définitivement.