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Le compagnon d’arrestation de feu Mohamed Berkane, Hicham (*), dénonce l’extrême brutalité de l’intervention policière survenue le 12 décembre. « Ils nous ont lynchés ! », affirme le sans-papiers algérien. Mohamed Berkane et lui auraient été longuement tabassés et agonis d’injures racistes ; subis une pluie de coups « d’une violence inouïe » avant d’être jetés dans les cellules de la rue Royale…

Contournant les omissions du parquet de Bruxelles, le témoignage d’Hicham jette aussi la suspicion : ces violences policières se seraient-elles poursuivies en cellule ? Jusqu’à mener au décès de Mohamed Berkane ? Plusieurs associations exigent la tenue d’une réelle enquête indépendante. Pour faire toute la lumière sur la seconde mort d’un jeune Algérien, survenue en 2021, dans les cellules de la police judiciaire belge.

C’est dans la soirée du 12 décembre, vers 22h35, que Mohamed Berkane et Hicham ont été arrêtés par les forces de l'ordre à proximité de la station de métro Rogier. Suspectés d'avoir commis un vol de téléphone portable et en séjour irrégulier sur le territoire, les jeunes gens sont emmenés au complexe de détention de la rue Royale, 202A. Le lendemain, vers 14h00, Mohamed Amine Berkane, 26 ans, est retrouvé mort dans sa cellule…

Le 14 décembre, par communiqué, le parquet confirme que « les services de police responsables des cellules de la Police Judiciaire Fédérale de Bruxelles, rue Royale, se sont inquiétés de l’état d’une personne ayant été arrêtée la veille. Ils ont directement appelé une ambulance. A leur arrivée, les ambulanciers ont commencé un massage cardiaque et ont fait appel au SMUR, qui a malheureusement constaté le décès vers 15h00. »

Mohamed « ne nécessitait plus de soins médicaux »

Dans son bref communiqué, le substitut du procureur du Roi, Martin François, ajoute : « Après vérification, il s’est avéré que la victime avait vu un médecin avant d’être écrouée. Ce dernier avait attesté qu’elle ne nécessitait plus de recevoir de soins médicaux et qu’elle pouvait être placée en cellule. »

Cette phrase officielle risque d’avoir son importance. Selon les écrits du substitut François, Mohamed Berkane a donc « nécessité des soins médicaux ». Après son arrestation et avant d’être jeté en cellule ! Pour quelles raisons ? Le magistrat a choisi de jeter un voile pudique sur la réponse à cette question, « dans l’intérêt de l’enquête »… 

Le 15 décembre, le rapport préliminaire de l’autopsie de Berkane écarte l'hypothèse d'un « décès par l'intervention d'un tiers ». Rappelons ici que le parquet de Bruxelles avait - tout aussi rapidement - écarté la même hypothèse envers l’étrange décès d’Ilyes Abbedou (29 ans), survenu dans les mêmes cellules policières, le 19 janvier 2021. Un décès dont - quasi un an plus tard - on ignore toujours la cause précise, selon une enquête judiciaire toujours « en cours ».  

« Tabassés avec une violence inouïe »

Hicham, lui, ne risque pas d’oublier la soirée du 12 décembre. Au cours de laquelle il fût arrêté et privé de liberté avec Mohamed Berkane. « Nous allions monter dans un bus en direction de la gare du nord quand des policiers nous ont attrapés et empêchés de monter dans le bus », explique le jeune homme.

« Très vite, nous avons été violemment plaqués sur un grillage, situé à côté de l'aubette de bus. Les policiers ont commencé à tabasser Mohamed en lui assenant des coups d'une violence inouïe ; au niveau du visage et au niveau des côtes. Mohamed a commencé crier et à se plaindre d'une blessure au bras - la conséquence d'un fait de violence policière subi quelques jours auparavant. Les policiers ont directement commencé à s'acharner sur son bras, en lui assenant des coups à l'endroit qu’il avait désigné comme douloureux... »

Hicham tente alors de s’interposer : « J’ai voulu faire cesser la scène de violence mais cela n’a conduit qu’à mon propre plaquage, au même niveau que Mohamed, ainsi qu’à subir des violences de la même intensité ». Dans les minutes qui suivent, les jeunes gens sont « balayés, plaqués au sol et maîtrisés » via la technique du plaquage ventral. Les policiers continuent à leur asséner des coups violents durant une quinzaine de minutes.

Placés, menottés, à l’arrière d’un véhicule de police, le calvaire des deux Algériens se poursuit : « Dans la voiture, les coups ne se sont pas arrêtés et des insultes racistes ont été proférées par les policiers présents », affirme Hicham. «  Ils nous ont traité de 'sales arabes' et nous ont crié : 'retournez chez vous !' Nous avons souffert une vingtaine de minutes dans cette voiture avant d’être emmenés au commissariat ».

Définitivement séparés

Arrivés rue Royale, chaque sans-papiers est orienté dans une direction différente. «Nous avons été séparés parce que Mohamed s'est présenté comme étant une personne mineure. A ce moment-là, c’est la dernière fois que je l’ai vu », précise Hicham, la voix brisée.

Se déclarant majeur aux policiers, le jeune Algérien demande à « voir un médecin pour faire constater [ses] blessures ainsi que [ses] douleurs récurrentes. » Sous escorte policière, Hicham est conduit à l’hôpital. « J’y ai été examiné vers minuit et y suis resté environ une heure. J'ai ensuite été ramené rue Royale où j’ai été placé en cellule», ajoute le jeune homme.

Au sortir de cette nuit carcérale, Hicham se montre formel : « Non, je n’ai pas entendu de cris ou la voix de mon ami durant la nuit. Nos cellules n’étaient pas proches. Le lendemain après-midi, j’ai été auditionné par des policiers et puis, relâché vers 17h30. J'ai tenté ensuite d'obtenir des infos sur le sort de Mohamed en faisant le tour du commissariat ; en questionnant des policiers présents sur place. Je n'ai obtenu aucune information. J'ai donc décidé de retourner à la gare du nord et d’attendre là-bas de ses nouvelles… »

Des lésions sur le visage

C’est dans la journée du 13 décembre qu’Hicham apprend la mort inexpliquée de son ami et compatriote. Bouleversé, sous le choc, il demande à un certain Youssef (*) - un ami que Mohamed et lui ont en commun - d’aller identifier le corps dans le service de pompes funèbres. « Ce que Youssef a pu me dire », enchaîne Hicham, « c'est que le corps de Mohamed avait une lésion au niveau de l’œil gauche et celle-ci n'était pas présente au moment de notre arrestation ».

Permanent aux JOC (Jeunes Organisés et Combatifs), spécialisé dans les dossiers de violences policières, Anas Amara estime « l’affaire Berkane » plus que troublante. « Le parquet a affirmé qu'il n'y avait pas eu d'intervention d’un tiers. Or, le récit d’Hicham offre un autre son de cloche, en dénonçant des faits de violence préexistants à leur détention », démarre Anas Amara. « Hicham dit qu’ils ont été violemment frappés lors de leur arrestation ; des éléments confirmés par leur ami commun, Youssef. Celui-ci a pu voir le cadavre de Mohamed et a décelé, sur son visage, des traces de coups et des lésions au niveau du bas de son œil. »

Pour le Permanent, l’affaire présente, incontestablement, plusieurs similitudes avec la mort « mystérieuse » d’Ilyes Abbedou. « Après son décès, le parquet - par l'intermédiaire du médecin légiste habilité à examiner le corps du défunt - a établit qu'il n'y avait pas eu d'intervention d'un tiers. », rappelle Anas Amara. « Or, suite à un patient travail d'enquête, nous avons pu obtenir une photo du visage d’Ilyes décédé. Celle-ci contraste avec les dires du médecin légiste ! Sur cette photo, on distingue des traces de lésions et de contusions, visibles au niveau de la lèvre ainsi qu'au niveau de ses yeux. Cette image, ajoutée aux autres similitudes, nous rend alertes et suspicieux quant à la communication faite par le parquet sur la mort de Mohamed Amine Berkane… »

Affamés et sous influence

Questionné sur le vol de téléphone portable, commis le 12 décembre, Hicham ne conteste pas l’accusation. Mais il souhaite en expliquer le contexte :

« Nous sommes sans-papiers, sans domicile fixe, nous vivons dehors jour et nuit. Ce soir-là, Mohamed et moi étions affamés et n'avions plus aucune possibilité de nous nourrir. Nous avons donc décidé de commettre ce vol, vers 22h00, afin de pouvoir nous payer de quoi manger. Nous nous sommes approchés d'un bar, près de la station métro de Brouckère, et nous avons volé le téléphone d’une personne alcoolisée en terrasse. Nous avons ensuite pris la fuite vers Rogier pour y prendre un bus en direction de la gare du nord. »

Le duo était-il également sous l’influence de drogues ? Là aussi, Hicham ne conteste pas l’allégation. « Oui, nous étions sous l'emprise de certaines drogues, mais cela n'est aucunement la cause de la mort de Mohamed. », répond l’Algérien. « Je le répète : nous avons été violemment brutalisés lors de notre arrestation et dans la voiture de police. J’ignore ce qu'il en a été lors de sa mise en cellule mais j’affirme que mon frère a d’abord été lynché, tout comme moi. »

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Pour une véritable enquête indépendante

Pour rappel, le parquet de Bruxelles a saisi les images de vidéosurveillance des 12 et 13 décembre. Cependant, « dans l'intérêt de l'enquête » et 15 jours après les faits, l'institution se refuse à en divulguer le moindre extrait. Cela, malgré la forte suspicion d’une nouvelle bavure raciste et mortelle ; malgré qu'il s'agisse du troisième décès inexpliqué - Ibrahima Barrie (23 ans), Ilyes Abbedou (29 ans) et Mohamed Berkane (26 ans) -, survenu en 2021 dans un commissariat de Bruxelles…

« Nous sommes en droit légitime d'exiger l'intervention d'une contre-expertise, menée sur le sol belge, afin d'éclaircir avec exactitude les zones d'ombre dans lesquelles ces affaires nous situent. », estime Anas Amara. A l’instar d’autres associations (DoucheFlux, La Ligue des Droits Humains ou le collectif Outils Solidaires contre les Violences Policières), les JOC appellent à la tenue d’une véritable enquête indépendante ainsi qu’à un soutien judiciaire envers la famille.

« Nous exigeons la constitution en partie civile d'une série d'associations qui pourraient ainsi renforcer la famille de Mohamed Berkane en insistant sur d'autres axes, notamment la question fondatrice du racisme dans l'appréciation de l'affaire », précise Anas Amara. Dans cette perspective, le consulat d’Algérie a affecté un avocat-conseil à la famille de Mohamed Berkane, Me Semichi Nebili. Celui-ci devrait assurer un suivi et fournir les premiers éléments constitutifs du dossier.

Mohamed, responsable de sa propre mort ?

Selon nos informations, le corps de Mohamed Berkane a été rapatrié en Algérie le samedi 25 décembre. Une seconde autopsie devrait ensuite avoir lieu dans le cadre de l’enquête algérienne. En Belgique, parallèlement aux rapports préliminaires excluant « toute intervention d’un tiers dans la survenance du décès. », il faut noter que, dans les trois dossiers bruxellois (Barrie, Abbedou et Berkane), les enquêtes judiciaires ont systématiquement creusé l’éventualité d’un lien entre le décès « inopiné » et la consommation de drogues.

Répétitive, cette orientation investigatrice ne surprend guère Anas Amara : « La stratégie de psychiatrisation des effets de la violence policière est symptomatique d’innombrables séquences de meurtres policiers. Ce processus d'évanouissement spontané de la nature violente de l'intervention policière permet de fixer, biologiquement et psychologiquement, la responsabilité des effets résultants de ladite intervention dans le seul chef de la victime. »

Et l’activiste d’ajouter : « La justification toute trouvée par la matrice policière sera spécifiquement celle d’avoir dû protéger la victime contre elle-même, d’avoir dû rétablir et/ou préserver l’ordre public, en faisant abdiquer la violence surnaturelle de la victime via l'application démocratique de son monopole légitime de la violence ».

(*) prénoms d'emprunt.