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Trois ans et sept mois. C’est le temps de séquestration du cadavre de Lamine Bangoura par les pompes funèbres Benhammou. Un temps cruellement long qui a empêché la famille d’enterrer leur fils aîné, décédé après avoir subi des violences policières en 2018. Le corps de Lamine a été restitué le 7 décembre et sera inhumé ce vendredi à Bruxelles. Un dénouement qui survient après une médiation collective et l’intervention, décisive, de Benoît Vangrunderbeek, directeur des VGB Funerals. Explications.

De mémoire de journaliste, la demi-heure vécue le soir du 7 décembre 2021 a charrié une émotion difficilement descriptible. Observer, dans ce funérarium vide de Zaventem, Jean-Pierre et Marthe Bangoura, en pleurs, la maman soutenue physiquement par ses deux fils cadets, se diriger vers le cercueil contenant le corps de Lamine, restera un moment que nous n’oublierons jamais...

Pour rappel, le 7 mai 2018, Lamine Moïse Bangoura est étouffé jusqu’à ce que mort s’en suive. À 27 ans, il perd la vie entre les mains de huit policiers, venus l’expulser de son domicile à Roulers, pour un défaut de payement de loyer de 1500 euros.

Trois ans et sept mois plus tard, le corps de Lamine reste séquestré par un margoulin des pompes funèbres du nom de Zakaria Benhammou. Au bout d’un an d’enquête judiciaire autorisant l’enterrement, de négociations manquées en conciliations avortées, Benhammou exige près de 30.000 € à la famille pour qu’elle puisse récupérer leur défunt. Ce montant douteux correspondrait à l’addition des frais de conservation du cadavre (25 € par jour) depuis le 8 mai 2018. Les Bangoura, famille modeste, sont dans l’impossibilité de régler cette somme prohibitive.

Le volet financier de « l’affaire Bangoura » a été dénoncé, pour la première fois, lors de la manifestation bruxelloise Black Lives Matter du 7 juin 2020. Par Jean-Pierre Bangoura lui-même. Devant plus de 20.000 personnes scandalisées par le meurtre policier de l’afro-américain George Floyd et par l’historique des crimes policiers arabo-négrophobes perpétrés en Belgique, comme ailleurs en Europe. Cette dénonciation afro-descendante - d'une affaire survenue deux ans avant à la mort de George Floyd - ne sera traitée ni répercutée par aucun média mainstream belgo-blanc. Pourtant tous présents, ce 7 juin 2020, place Poelaert à Bruxelles, pour couvrir une « manifestation arc-en-ciel » et post-confinement sans précédent dans l’histoire du plat pays…

Censure médiatique belge francophone

Fin octobre 2020, le quotidien néerlandophone De Morgen publie une enquête retentissante sur l’affaire Lamine Bangoura. Un travail méticuleux qui s’appuie sur plusieurs enregistrements audio policiers datés du jour où Lamine a perdu la vie (7 mai 2018). Nominée au prix Belfius 2020, cette enquête, signée Samira Attilah et Douglas De Coninck, ne sera reprise ou citée par aucun média belge francophone.     

Début janvier 2021, c’est une vidéo-documentaire, réunissant cinq des protagonistes du dossier, que nous réalisons avec Cécilia Guypen. Diffusée sur youtube, cette production journalistique sera reprise et traitée par trois médias français (AJ+ français ; RT France et TV5 Monde) mais, à nouveau, par aucun média mainstream belge francophone.

Le Comité Justice pour Lamine diffusera ensuite une analyse percutante sur les six obstacles cadrant la séquestration négrophobe du corps de Lamine Bangoura. Suit une autre brillante articulation, signée Bepax, portant sur « la déshumanisation des corps noirs ». S’enchaînent, square Lumumba, deux rassemblements bruxellois (les 9 mai et 7 novembre) qui exigeront également la libération du corps de Lamine. Mi-juillet, c'est le philosophe franco-américain Norman Ajari qui se fend d’une tribune éclatante intitulée : « Lamine Bangoura : dire la vérité au pouvoir ».

Dans l’intervalle, le député écologiste Simon Moutquin adresse une double interpellation aux ministres belges de la Justice et de l’Intérieur. Son titre : « Lamine Bangoura : une mort qui ne peut rester sans réponses ». Elle le restera, néanmoins. Et encore une fois, comme les analyses qui l’ont précédé, cette interpellation parlementaire ne suscitera l’intérêt d’aucun média belge francophone.

Idem pour la froide colère du français Lilian Thuram exprimée dans Le Soir du 27 février 2021. L’ex-champion du monde de football 1998, désormais activiste antiraciste, n'a pourtant pris aucun détours pour fustiger l’interminable séquestration : « Je trouve honteux que le corps de Lamine Bangoura soit encore à la morgue près de trois ans après sa mort. Apparemment, il y a des personnes qui n’ont pas honte ! C’est un manque total de respect pour la personne morte et pour sa famille, ses proches. Comment faites-vous votre deuil dans ces conditions-là ? Dans toute société, il y a des rites indispensables lorsqu’il y a décès. Si vous empêchez ce rite, là aussi, cela dit quelque chose de la société dans laquelle vous vivez. »

Médiation et pression musulmane

Le 15 novembre, le fondateur de l’association Bruxelles-Panthères et militant antiraciste Nordine Saïdi diffuse le message suivant sur les réseaux sociaux :

« Les funérailles islamiques Benhammou ne sont que le dernier maillon de la chaîne du Racisme d’Etat et de la négrophobie structurelle en Belgique. Néanmoins, c'est bien là que se trouve, depuis maintenant trois ans, le corps de notre frère Lamine Bangoura. Qui peut imaginer que le corps d'un de ses proches ne soit pas enterré dignement, pendant trois ans, alors que ce corps est à quelques kilomètres de son domicile ? Si quelqu'un a une piste pour faire libérer le corps ou convaincre les responsables afin que la famille puisse enterrer leur fils dignement, il peut me contacter. Il n'y a rien d'Islamique à détenir un corps pour de l'argent... Laissez ce défunt rejoindre sa dernière demeure ».

En fin de texte, Nordine Saïdi colle un hyperlien qui renvoie à l'émission Dateline produite par Cité24. Son titre ? «Lamine Bangoura : les dessous de l'affaire». Un échange animé par le journaliste Fayçal Cheffou et ses invités le père de Lamine, Jean-Pierre Bangoura, la sociologue Véronique Clette-Gakuba et le permanent à la JOC de Bruxelles (Jeunes Organisés et Combatifs), Anas Amara, du Comité de soutien.

Dateline animée par Fayçal Cheffou avec Jean-Pierre Bangoura, Véronique Clette-Gakuba et Anas Amara.

Soudain, la mèche s’allume... et propage un scintillant feu de conscience à travers Bruxelles. Les uns après les autres, des citoyen.ne.s de la communauté musulmane interpellent Zakaria Benhammou. Pour lui demander des comptes. Ses mail et téléphone surchauffent. Comment un homme qui prétend diriger des « funérailles islamiques » peut-il garder en otage le corps d’un défunt pendant des années ? Comment peut-il réclamer 30.000 euros à une famille modeste et empêcher celle-ci de faire son deuil ? Certains jours, Benhammou se voit constamment harcelé au téléphone par des personnes furieuses contre son obstination cupide…  

Entretemps, Najat Saadoune, porte-parole de l’association Causes Communes reçoit un coup de fil d’Hamid Jaghou. Cet employé des funérailles islamiques Annour vient de visionner Dateline qu’il a reçue dans sa boite mail… C’est ce relais virtuel qui va forger le dernier maillon brisant un blocage long de plus trois ans.

"Comment puis-je aider cette famille ?"

« Mon collègue Hamid m’a résumé l’histoire et montré l’émission de Cité24 », nous explique Benoît Vangrunderbeek, le patron des VGB Funerals. « Après avoir entendu la voix de Benhammou, interviewé par votre collègue Fayçal Cheffou, je me suis dit : comment puis-je aider cette famille ? », enchaîne le directeur des pompes funèbres de Zaventem.  

« J’ai donc téléphoné à Benhammou - un collègue que je connais depuis 30 ans. Il m’a dit pis que pendre sur la famille Bangoura puis, qu’il avait fait une facture de 30.000 € sur laquelle il avait déjà déboursé des frais de TVA et devrait payer des impôts. Je lui ai répondu de faire une note de crédit et qu’il retoucherait ensuite impôts et TVA. Avec cette note de crédit, la famille ne devrait pas débourser les 30.000 et Benhammou récupèrerait ce que ça lui avait coûté. Je lui proposé de m’adresser la nouvelle facture suite à sa note de crédit. Ses frais devraient alors s’élever à 5000 €. Je me suis engagé à lui régler immédiatement ce montant, puis à le refacturer à la famille et/ou au Comité de soutien... Benhammou m’a répondu qu’il était d’accord mais qu’il devait d’abord consulter son comptable et son avocate. On était le jeudi le 25 novembre. »

Quatre jours plus tard, le lundi 29 novembre, Benoît Vangrunderbeek parvient à joindre Benhammou dont il était sans nouvelles. « Il m’a confirmé son accord tout en ajoutant qu’il avait, le vendredi 3 décembre, une réunion avec son avocate et celui de la famille Bangoura. Il préférait donc patienter jusqu’après cette date », précise le directeur de VGB Funerals. Mais le soir même, celui-ci reçoit un appel de Véronique Clette-Gakuba. Benoît lui confie son dernier échange avec Benhammou. L’activiste vérifie immédiatement auprès des Bangoura et de leur avocat Me Alexis Deswaef : il n’y a aucune réunion prévue, le 3 décembre, entre eux et Benhammou et/ou son avocate…

N’étant plus à un mensonge près, le margoulin parvient à faire durer une semaine de plus la médiation. Le 4 décembre, il se décide enfin à envoyer sa nouvelle facturation. Montant : 4500 €. Vangrunderbeek verse immédiatement la somme demandée sur le compte bancaire de Benhammou. Deux jours seront encore nécessaires à celui-ci avant qu’il ne confirme avoir reçu ses deniers.

Le 7 décembre, vers 17h00, Zakaria Benhammou amène le cercueil contenant le corps de Lamine au funérarium Annour. Deux heures plus tard, la famille Bangoura (le père, la mère et deux de leurs enfants) arrive sur les lieux. C’est une lutte de plus de trois ans qui prend fin... Dans un soulagement mêlé de dignité, dans les pleurs et le recueillement, dans cette humanité si longtemps recherchée.

Des pratiques très douteuses

Najat Saadoune n’a pas appris connaissance de l’affaire via Cité24 mais par l’entremise du message Facebook de Nordine Saïdi. « Je l’ai directement partagé sur mes réseaux », se souvient-elle. « C’est de cette manière que j’ai su qu’un corps musulman était pris en otage par cette entreprise de funérailles dont notre association dénonce depuis des années les pratiques très douteuses ». L’activiste de Causes Communes reçoit ensuite le coup de fil d’Hamid Jaghou. « On était tous les deux d’accord : on ne pouvait pas laisser passer ça ! », poursuit Najat. « Hamid m’a mis en relation avec son patron, M. Vangrunderbeek, qui s’est immédiatement proposé pour trouver une solution ».

Un soulagement pour Najat. Car, selon elle, les pompes funèbres Benhammou sont « un business dont la dimension humaine est totalement absente ». « Je comprends qu’une société doit être rentable, mais il faut un minimum d’éthique », ajoute-t-elle. « J’ai plusieurs fois eu affaire à Benhammou : il s’en fout de la condition modeste des familles endeuillées. Il les met directement sous pression pour qu’elles payent, tout, tout de suite ! C’est légal, mais c’est l’argent avant tout ».

Nombre de familles désargentées ont connu cette sorte de chantage-séquestration s’exerçant sur le corps de leur défunt. Avec Benhammou ou d’autres sociétés de pompes funèbres « inhumaines et sans éthique ». Raison pour laquelle Causes Communes a lancé un projet intitulé « Partir dignement ».  « Nous voulons aider et soutenir les familles modestes face à ces pompes funèbres sans scrupules », renchérit Najat. « Vous vous rendez compte : comment peut-on prendre en otage un corps pendant trois ans ? C’est un truc de dingue ! ».  

Une cupidité imbécile et compromettante

Pour l’activiste, des alternatives et autres facilités de paiement sont possibles à organiser afin que chaque partie s’y retrouve. « Lorsque Benhammou a compris que cette famille aurait des difficultés à payer, il aurait pu faire autrement : contacter un média, passer par les réseaux sociaux, activer le téléphone arabe », poursuit Najat. « Notre communauté a un énorme respect envers les défunts - même s’ils ne sont pas musulmans - qu’il s’agit d’enterrer au plus vite. Si Benhammou n’avait pas complètement foiré, beaucoup d’entres-nous auraient déjà donné quelque chose ou lancé des actions pour récolter de l’argent afin d’enterrer Lamine et soulager sa famille. »

Aux yeux des deux autres professionnels de pompes funèbres, la carrière du margoulin semble compromise auprès de la communauté musulmane. « Benhammou a fixé ses frais de conservation du corps de Lamine à 30.000 € », souligne Benoît Vangrunderbeek. « Or, depuis l’épidémie de Covid, j’ai dû conserver des corps dans mon funérarium pendant 5 ou 6 mois. J’ai facturé des forfaits de 200 à 250 € par mois aux familles concernées. En général, lorsqu’il s’agit de quelques jours de conservation, je facture 40 € par jour. Le tarif de 25 € par jour de Benhammou n’est donc pas cher. Sauf si ça dure plusieurs mois voire, dans ce cas-ci, plusieurs années ».

Hamid Jaghou enchaîne : « On ne peut pas traiter une famille comme il l’a fait. Ce  sont des gens modestes qui demandaient à payer par mensualité, c’est compréhensible : il faut pouvoir se montrer humain et trouver des solutions. »

Najat Saadoune, elle, promet de ne pas en rester là. Hors de question d’absoudre Zakaria Benhammou : « Sur le plan humain et celui de la confiance, il a tout perdu », estime-t-elle. « J’attends que le défunt Lamine Bangoura soit enterré dignement. Après cela, je m’occuperai de Benhammou ! Je vais diffuser partout cette histoire, informer les gens de ne jamais faire appel à lui. Chacun doit savoir que les funérailles Benhammou ont osé garder un corps en otage plus de trois ans pour de sombres motifs financiers. Pour moi, c’est clair, il peut fermer boutique. »  

Philosophie et double incompréhension

La colère légitime de Najat contraste avec l’attitude paisible de Benoît. Quelles ont été, au fond, ses motivations à vouloir aider les Bangoura ? « Je n’ai pas réfléchi avant de proposer mon aide », répond le patron de VGB Funerals. « Chacun a une philosophie et agit selon celle-ci. Mon père, qui m’a appris le métier que j’exerce, m’a toujours dit deux choses : '1) La ligne est droite et tu dois marcher droit ; 2) Fais les choses qu’un autre ne fait pas et tu auras toujours du succès’. Voilà sans doute pourquoi j’ai décidé d’aider cette famille ».

Devant la persistance de notre étonnement, Benoît se remémore un de ses souvenirs de « voyage » : « Après avoir vu les images du tsunami en Thaïlande [2004], j’ai dit à ma femme : je pars là-bas ! ». Accompagné de deux adjoints, Vangrunderbeek atterrit dans ce pays d’Asie alors partiellement en ruines. « J’y suis allé bénévolement, avec 40 cercueils et 2 tonnes de matériel, pendant dix jours. Pour aider. De temps à autre, il faut faire des choses qui ne rapportent rien financièrement. C’est ma philosophie de vie. »

Néanmoins, en 44 ans de métier, Benoît confirme n’avoir jamais connu un cas comme celui des Bangoura : « Garder un corps pendant 3 ans contre 30.000 €, c’est du jamais vu… Je ne comprends pas pourquoi ça a duré si longtemps ? ». Et le directeur d’ajouter spontanément : « Mais ce que je ne comprends pas non plus, dans cette affaire, c’est pourquoi une telle histoire ne passe pas dans les JT. Après trois ans, ça devrait passer sur RTL-TVi, sur la RTBF, tout de même… »

Il faut croire qu’il y a bien plus d’humanité et de sens journalistique dans le fonctionnement des pompes funèbres Annour que dans celui des rédactions télévisuelles de Belgique francophone... Avant de prendre congé, Benoît Vangrunderbeek nous confirme qu’il prend à sa charge le coût des funérailles. « La facture de 4500 € que j’ai payée à Benhamou m’a déjà été remboursée par la famille Bangoura. Je ne leur facture rien pour mon intervention concernant l’enterrement ; sauf l’impression de petits cartons qui seront distribués durant la cérémonie ».  

Les mots qui résonnent

Il n’est pas exagéré d’écrire que les Bangoura auront tout enduré. Abandonné des pouvoirs publics, déboutés et privés d’un procès par l’institution judiciaire, méprisés par le monde politique et les grands médias ; tout ce petit monde communiant dans une indifférence négrophobe sans limites…

Le courage et la foi des Bangoura se sont alliés à la solidarité d’un vaillant Comité de soutien ; à celle de dizaines de citoyen.ne.s musulman.e.s et à l’arrivée inattendue d’un professionnel humaniste. Une « alliance arc-en-ciel » qui a forcé un dénouement heureux et pulvérisé trois ans de blocage.

Il reste, bien sûr, les suites de leur combat judiciaire ; la quête de justice des Bangoura. Que donnera leur dernier recours, introduit ce 10 décembre, devant de la Cour européenne des droits de l’homme ? Question prématurée. Après trois longues années de souffrances psychologiques, ce qui compte pour cette famille c’est d’inhumer leur fils et de pouvoir commencer leur deuil.

En quittant le funérarium de Zaventem, le 7 décembre dernier, difficile de ne pas penser à celles et ceux qui ont « fait quelque chose ». Un don, des coups de fil, une présence, des manifs... Toutes ces personnes que chaque membre de la famille Bangoura remercie infiniment. Ces êtres humains qui ont fait résonner ces mots de la journaliste afro-américaine Ophrah Winfrey : « Faites ce qu’il faut, même quand personne ne sait que vous êtes en train de faire les choses correctement. Cela ne vous apportera que des bonnes choses. Je vous le promets. »