Au bout de 4 ans, l'enquête menée dans le cadre de l’assassinat de Sabrina El Bakkali et Ouassim Toumi est enfin terminée. La Chambre du conseil devra statuer, ce jeudi 3 juin 2021, sur un éventuel "non-lieu" ou le renvoi de l’affaire à une autre date.

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies vient une nouvelle fois, le vendredi 30 avril 2021 dernier, de rappeler sa “préoccupation” face aux crimes et violences policières racistes en Belgique :

Le Comité se dit préoccupé par les allégations de décès en détention ou à la suite d'une intervention policière ainsi que de mauvais traitements infligés à des personnes issues de minorités ethniques, des migrants ou des demandeurs d'asile (...) Le Comité  s’étonne enfin de l’absence de condamnation pour des faits de racisme à charge de policiers".

En Belgique, s'accumulent les affaires judiciaires suite aux plaintes déposées par des familles de victimes pour des crimes policiers racistes. Pourtant, les condamnations de policiers pour des faits de violences, même et y compris en cas de meurtre, sont extrêmement rares. Les « non-lieu » se succèdent, laissant les familles de victimes endeuillées, sans justice ni réparation.

Impunité systémique

D’après les chiffres du comité P (Police des polices belges) sur la période 2013-2017, 68 % des policiers inculpés pour des faits de violences policières ont bénéficié d’un non-lieu ; 20 % ont été acquittés et 6 % ont bénéficié d’une suspension du prononcé. Ce qui veut dire que 9 policiers sur 10 ressortent blanchis par la justice des crimes et délits qu’ils ont commis. Même les très rares policiers qui seraient malgré tout condamnés à du sursis des suites d’une procédure judiciaire, comme l’a été en première instance le policier qui a tué Mawda Shawri, bénéficient en réalité d’une sorte de non-lieu de fait dans la mesure où, malgré une marque criminelle dans leur casier judiciaire, ils continuent à pouvoir exercer leur fonction de policier en toute impunité[2].   

On a alors l’impression que c’est la justice qui fonctionne pour soutenir l’impunité des crimes et violences policières racistes. Or, il est possible qu’il faille inverser le problème : il se pourrait que ce soit les pratiques policières elles-mêmes qui instaurent un “droit de capture”. Il se pourrait, en effet, que ce soit les violences policières qui créent ce sur quoi elles s’exercent. Si les non-lieux formulés par la justice constituent la marque de l’impunité des crimes policiers racistes, il faudrait alors se demander dans quelle mesure celle-ci trouve sa modalité d’exécution dans les pratiques policières elles-mêmes. 

Des vies fauchées par la police

Le 9 mai 2017, Sabrina Elbakkali et Ouasim Toumiont sont pris en chasse par la police de Bruxelles-Capitale/Ixelles sur l’avenue Louise. Un véhicule de la brigade canine s’est alors volontairement mis en travers de la route pour percuter la moto. Ouassim, 24 ans, est mort sur le coup, Sabrina, âgée de 20 ans, est décédée des suites de ses blessures après avoir été transportée en ambulance.

Le 20 août 2019, Mehdi Bouda pris en chasse par la police est mort percuté vers 23h45 par une voiture de la de la Brigade Anti-Agression (BAA) de la police de Bruxelles-Capitale/Ixelles à hauteur de la Galerie Ravenstein (in Sudinfo, 22 août 2019). La famille n’a été mise au courant que le lendemain. On les a simplement avertis que « Mehdi avait été impliqué dans un accident de voiture et il y a des victimes ».

Le 10 avril 2020, durant le premier confinement, vers 21H, une patrouille de la zone de police Bruxelles-Midi prend en chasse deux jeunes en scooter sur la place du Conseil à Anderlecht. Adil Charrot prend alors la direction de la station de métro Clémenceau pour atteindre le parking des Abattoirs. La police doit contourner et appelle des renforts.

Adil reprend ensuite la chaussée à la hauteur de la station de métro Delacroix, quai de l’Industrie. Une voiture de police venue en sens inverse a alors fauché le scooter. Un témoin qui se trouvait de l’autre côté du canal, assis derrière sa fenêtre, affirme également que la voiture noire qui venait en sens inverse a ralenti et a changé de direction pour percuter Adil. Le deuxième jeune poursuivi ce même soir a, quant à lui, entendu les policiers affirmer par talkie-walkie: « On l’a eu, on l’a percuté ! » (in De Morgen, 18 avril 2020).

En 2014, Soulaïmane Jamili, un garçon de 15 ans, pris en chasse par la police, est mort percuté par une rame de métro à la station Osseghem. En mai 2018, la petite Mawda, 2 ans, est morte d’une balle dans la tête tirée par un policier à la hauteur de Mons. La camionnette dans laquelle elle se trouvait avec ses parents et d’autres migrants kurdes irakiens, qui tentaient de rejoindre l'Angleterre, a été prise en chasse par la police des autoroutes. De nombreux autres (trans)migrants sont également morts dans de telles circonstances sur les autoroutes belges. Après avoir été gazés par la police et contraints de fuir en traversant l’autoroute, écrasés par un bus, retrouvés dans le canal, poursuivis par la police, renversés par une voiture, tués sur un parking, écrasés par un train, etc.[3] Comme combien d’autres ? Combien d’autres vies ont ainsi été prises en chasse par la police et fauchées à l’issue d’une course poursuite ? 

Les personnes assassinées par la police ne sont plus là pour témoigner. Cette dernière peut alors réécrire le scénario de façon à effacer les traces du crime : le récit des meurtres est écrit par les chasseurs et il est alors très difficile pour les familles de victimes, les avocats et les comités de soutien d’en défaire la mythomanie. Lorsque la police prend en chasse, les personnes poursuivies se retrouvent automatiquement en situation de “délit de fuite”. Ce qui est premier n’est pas la fuite des victimes mais bien la prise en chasse des policiers. Dans un tel contexte d’impunité, certains policiers plus zélés ou simplement fachos profitent de ces « courses » pour percuter volontairement les jeunes pris en chasse : un coup de volant, un coup de frein, un coup de pare-choc.

Le rapport des forces est marqué par la disproportion : voiture contre mobylette, voiture contre un homme à pied, la fin est presque toujours tragique. Les voitures de police sont ainsi transformées en arme par destination. Cette technique morbide a un nom : le « parechocage ». 

Le “parechocage” : transformer des meurtres policiers en accidents

Si on peut parler de véritables opérations de prise en chasse, c’est dans la mesure où le « parechocage » peut être considéré comme une technique de capture. Pourtant, les courses-poursuites avec cette méthode d'intervention sont considérées comme des techniques policières efficaces, normalisées et banalisées (Nicholas Kumba, « RÉPERTOIRE DES VIOLENCES POLICIÈRES », ZIN TV). Le parechocage, devenu une pratique courante dans les quartiers populaires, “consiste à tenter d’immobiliser les véhicules, le plus souvent des deux roues, au moyen de la voiture de police, soit en les serrant contre le bord de la route, soit en les percutant.”(Collectif Angles Morts, Vengeance d’Etat, Syllepse, 2011). Or cette technique criminelle (encore) régulièrement utilisée ne sert pas seulement à « intercepter » les jeunes, elle est également utilisée pour transformer des tentatives d’assassinats en accidents.

Dans les groupes privés de policiers où abondent les messages racistes ainsi que les appels à la haine, où les jeunes issus de l’immigration post-coloniale sont qualifiés d’« ordures », de « rats » ou de « vermines », ces techniques sont explicitement promues pour leurs conséquences meurtrières (cf. groupe Facebook fermé destiné aux officiers de police, « Thin Blue Line Begium »[4]). Sur ces groupes privés se transmettent des techniques d’interception “qui ne figurent pas dans les manuels de formation” et qui permettent de couvrir les violences racistes et les tentatives d’assassinats comme la technique du “placage ventral” ou de la “saisie à la gorge” ou encore le fait de « pousser les personnes arrêtées dans le véhicule de police de sorte qu’elles se tapent la tête contre la carrosserie ». D’autres messages appellent directement à la « noyade » dans le canal.[5]

Les jeunes noirs et arabes se trouvent ainsi broyés par cette machine policière qui use et abuse de l’usage « légitime » de la violence pour s’adonner à ses basses œuvres de ratonnades et de lynchages. Lorsqu’ils tentent d’échapper à ces pratiques tentaculaires, ces jeunes se trouvent alors en infraction, en « délit de fuite » et peuvent être interceptés avec une violence redoublée parce qu’ils sont mis en situation de se soustraire à la puissance publique. La police qualifiera ensuite en « violence proportionnée » en réaction à une « rébellion », ce qui n’est rien d’autre qu’un assassinat.

L’existence de ces infractions pénales permettent alors de faire endosser la responsabilité de leur propre mort aux victimes assassinées par la police. Que le scooter d’Adil ait été frappé de plein fouet par une voiture de police en sens inverse devient alors un fait secondaire permettant de rabattre un assassinat sur un accident de circulation. L’avocat de la police, Sven Mary, a d'ailleurs poussé le vice jusqu’à porter plainte, post-mortem, contre Adil pour « délit de fuite » afin précisément de couvrir l’acte criminel de son client. Les chambres du conseil confirmeront ensuite les comptes rendus policiers en estimant qu’il n’y a pas lieu de poursuivre. Même lorsqu’une vidéo montre en direct un acte de lynchage, comme dans le cas de Lamine Bangoura, la justice prononce le non-lieu pour les 8 policiers inculpés.

Continuer la lutte politique, occuper le terrain judiciaire

Les débats, commissions, assises et propositions de lois se sont accumulées depuis le rassemblement historique Black Lives Matter du 7 juin 2020, mais bien loin de diminuer la pression policière dans les quartiers populaires, comme à Cureghem (Anderlecht), nous assistons plutôt à une “contre-révolution coloniale” comme le dit Sadri Khiari ; c’est-à-dire à une intensification des tensions policières racistes.

Si certains territoires sont déclarés par certaines franges de la bourgeoisie comme des « zones constitutionnelles », c’est-à-dire, comme au bois de la Cambre, des territoires qui affirment leur volonté de ne plus respecter les règles sanitaires, les quartiers populaires eux vivent un état d’exception policier permanent depuis des temps immémoriaux (le "plan Canal" étant l'un des derniers et récents dispositifs qui en attestent). Alors que la police a laissé le carnaval «sauvage» de Saint-Gilles déambuler jusqu’à Anderlecht, comme l’année dernière, au même moment, dans le quartier Versailles à Neder-Over-Heembeek, un bataillon de plus de 30 policiers a quadrillé l’espace de jeu des jeunes de la cité, les poursuivant jusque devant leur porte, avec passages à tabac en règle, en toute impunité.

Un travail à la fois juridique et politique de transformation du droit pénal à partir de l’ensemble des cas de jeunes noirs et arabes assassinés par la police pourrait être produit pour inscrire le mobile raciste comme cause de ces mises à mort. La loi Moureaux “tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie” aura 40 ans en juillet. Il est peut-être temps d’amorcer des réformes sérieuses.

Pour celles et ceux qui souhaitent trouver une définition opératoire du racisme pour amorcer ce travail, elles et ils peuvent la trouver dans le communiqué du Comité Justice pour Lamine du 21 mars 2021 : « La surexposition à la mort dans des dispositifs d’Etat et l’indifférence face à ces morts » (cf. Ruth Wilson Gilmore)

Même si le fait d’éviter un contrôle d’identité ne peut être considéré comme un délit, les techniques criminelles d’intervention policière (course-poursuite, mort par balle, parechocage, clef d’étranglement, placage ventral, etc.) font en sorte que les victimes des violences policières racistes n’ont tout simplement pas les moyens de s’y soustraire.

Il est dès lors crucial de poser toutes les questions sur les circonstances des différents meurtres policiers publiquement, au-delà des réquisitoires de « non-lieu » formulés par les Parquets et suivis par les Chambres du conseil et des mises en accusation de Belgique, notamment via des devoirs d’enquête complémentaire, des contre-enquêtes, des documentaires, des conférences, des articles, des analyses, des interpellations, des commissions d’enquête parlementaire, des rassemblements et des marches, etc.

Pour qu’il y ait des procès publics, pour que les policiers aient à rendre compte de leurs actes et pour questionner - comme cela a été le cas à la suite de l’assassinat de Semira Adamu (la technique du « coussin » ayant été abolie -, le contrôle d’identité ainsi que les techniques policières des courses-poursuites, du parechocage, de la clé d’étranglement et du placage ventral aux conséquences mortelles.

Au bout de 4 ans, l'enquête menée dans le cadre de l’assassinat de Ouassim Toumi et Sabrina El Bakkali prend enfin fin. La chambre du conseil devra statuer ce jeudi 3 juin 2021. Il est important que nous soyons tous présents aux côtés des familles de Ouassim et de Sabrina dès 8H30 devant le Palais de justice de Bruxelles. 

Martin Vander Elst

Anthropologue, aspirant FNRS, UCLouvain.

[1] Ce groupe de travail mandaté est composé de Véronique Clette Gakuba, Khadija Senhadji, Anas Amara, David Jamar, Marianne Van Leeuw Koplewicz, Rachida Al Baghdadi, Martin Vander Elst.

[2] Cette impunité policière est également dénoncée en interne. Il faut rappeler que les syndicats de police (SNPS, SLPF et la CSC) se sont opposés à l’extension du cadre Medusa de chasse aux migrants, en mars 2016 (préavis de grève en front commun). La CGSP Police a quant à elle dénoncé publiquement des actes de violences policières contre les 86 mineurs arrêtés lors d’une manifestation à la gare centrale et torturés dans les casernes d’Etterbeek. Le policier Eric Claessens a fait une grève de la faim contre l’impunité à l’intérieur de la police : “le mec qui m’a donné l’ordre illégale de patrouiller sans arme à Jumet, c’est le même qui a été soupçonné de coalition de fonctionnaire dans l’affaire Mawda. Les mecs qui m’ont envoyé 13 mois à Jumet à rien foutre en civil dans un bureau sans ordinateur, ce sont les mêmes qui ont caché pendant deux ans à la justice que Monsieur Chovanec était mort” (Moustique).         

[3] https://www.gettingthevoiceout.org/morts-a-nos-frontieres-391-en-plus-24102019/ Depuis le 24 octobre 2019 plus personne ne tient le compte des migrants morts sur les routes belges. 

[4] Plus de 6 700 policiers sont membres de ce groupe.

[5] Malgré la gravité des propos tenus par des policiers et révélés par le site apach.be, Unia affirme ne pouvoir évaluer la teneur de ces commentaires publiés car il n'a pas lui-même mené d'enquête sur le groupe Facebook. 

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