A l'occasion de la sortie de son second livre, « Noirceur », Norman Ajari s'est exprimé, ce jeudi 3 février, sur différents courants de la pensée afro-descendante, souvent invisibilisés en Occident. Le philosophe français a aussi déplié son analyse sur des sujets connexes tels l'influence du mouvement Black Lives Matter et l'affaire Lamine Bangoura. Un entretien hors des sentiers battus, mené par notre journaliste Olivier Mukuna, pour le premier numéro de Dossiers Sensibles.
Au menu de cette nouvelle émission, le philosophe français nous a livré son analyse concernant la réactivation afro-américaine du concept d’afro-pessimisme ainsi que l'importance croissante des Black studies (ou Études noires). Enchaînant, dans la foulée, sur la traduction belge du mouvement afro-américain Black Lives Matter avec pour interrogation centrale : ce mouvement constitue-t-il une avancée politique antiraciste ou une illusion réformiste ?
"La police belge tue des noirs et des arabes"
Dans sa réponse à cette question, Norman Ajari en vient à dresser, sans fards, l'impossibilité de ne pas dénoncer et lutter contre les violences policières à caractère raciste. Dans le même ordre d'idées, il pourfend la lassitude - qui peut s'emparer de toutes et tous - face à la répétition sans fin de ces crimes racistes institutionnalisés. Ainsi que l'a encore exemplifié le meurtre policier d'Amir Locke, commis la veille de la diffusion de Dossiers Sensibles. Pour rappel, ce jeune Afro-américain de 22 ans, Amir Locke, a été abattu dans la nuit du 1er au 2 février dernier, à l'intérieur de son domicile, par plusieurs policiers blancs de Minneapolis ; la même ville nord-américaine qui a vu, en 2020, l'assassinat de l'Afro-américain George Floyd perpétré, en plein jour et pleine rue, par le policier blanc Derek Chauvin...
« La police belge tue des noirs ; la police belge tue des arabes… mais on ne va pas lutter contre ça ; on reste insensibles à la souffrance de ces familles et à l’insécurité constante de nos enfants. Ce n’est pas possible d’être dans cette attitude de détachement, de snobisme, par rapport à la vie quotidienne des personnes précarisées dans nos sociétés européennes et négrophobes. », estime Norman Ajari dans Dossiers sensibles.
Une affaire "extrêmement sinistre"
En sa qualité d’unique intellectuel français à avoir produit une tribune collective sur l’affaire Lamine Bangoura - du nom de ce belgo-guinéen mortellement asphyxié par la police belge, deux ans avant le meurtre policier de George Floyd - , Norman Ajari a analysé le récent dénouement positif qui a vu la famille Bangoura pouvoir enterrer le corps de Lamine, plus de trois ans et demi après sa mort...
À l'examen du seul « dénouement positif » de ce dossier judiciaire, le philosophe a mis en avant deux angles précis. S'appuyant sur le rappel salutaire que cet enterrement, si tardif, ne devrait pas apparaître comme une forme de soulagement, Norman Ajari a dénoncé « un acharnement jusqu'après la mort ». En conséquence, il a fustigé l'inégalité fondamentale avec laquelle la famille de Lamine a été traitée à différents étages institutionnels belges.
« Quand on rentre dans les détails ; quand on voit la manière dont ces crimes policiers se passent : avant, pendant, après… Quand on voit la manière dont, à aucun moment, ces personnes, notamment ces personnes noires, ne sont traitées comme des égaux, comme des citoyens, comme des individus : ça nous permet d’entrer véritablement dans la texture de la négrophobie. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas simplement de montrer que ces personnes sont tuables, il s’agit de montrer que, à aucun moment, celles-ci ne sont traitées comme douées de dignité, à parts entières. », a déclaré l'auteur de « Noirceur » .
Les lieux de déversoir de la violence sociale
Dans le cadre de la « Théorie critique de la race » , Norman Ajari a aussi abordé ce qu'il définit comme des lieux de déversoir de la violence sociale. Notamment, les quartiers-ghetto des minorités racisées en société occidentale, qu'il a ensuite placés en miroir de l'ambition progressiste visant à « supprimer la race » .
« Géopolitiquement, il y a des lieux, notamment l’Afrique subsaharienne, qui sont des déversoirs de la violence sociale du monde. Dans les pays occidentaux, les quartiers africains-américains et hispaniques et, en Europe, les quartiers noirs et arabes sont des déversoirs de la négativité et de la violence de la société. Dire : « On va supprimer la race », c’est aussi dire que, maintenant, cette violence-là, c’est tout le monde qui y sera exposé... », estime le philosophe.
L'impossibilité de penser l'égalité et la différence
En fin d'émission, Cité24 a confronté l'auteur de « Noirceur » à « La pensée blanche », le dernier livre de l’activiste antiraciste et ex-champion du monde de Football Lilian Thuram.
Pour ce faire, nous lui avons soumis un extrait d'un échange post-débat télévisé entre Lilian Thuram, l'essayiste Tania de Montaigne et le philosophe Raphaël Enthoven (Arte, 8 janvier 2021). Ironie du calendrier, le jour même de la diffusion de Dossier Sensibles (3 février 2022) sur Cité24, Raphaël Enthoven était l'invité du média mainstream belgo-blanc RTL-TVi pour « dévoiler son nouveau livre » . Après diffusion de l'extrait d'Arte, Norman Ajari a critiqué, chez son collègue philosophe, "l'impossibilité à penser l'égalité et la différence" comme à se croire dépollué de plus de cinq siècles de suprématie blanche.
Pour voir ou revoir cette émission riche, passionnante et afro-descendante, cliquez sur la vidéo ci-dessous :